- JEAN PAUL
- JEAN PAULComme beaucoup de personnages de ses romans, Jean Paul fut assurément un original, et c’est bien à ce titre qu’il fut alternativement dédaigné ou adulé, tant par la postérité que par ses contemporains. Original, il l’est déjà en prétendant, à cette époque, vivre exclusivement de sa plume. Ensuite, en n’écrivant quasiment que des romans. Il l’est encore en n’étant attiré (ni accepté) par aucune des deux grandes tendances antagonistes qui fleurissent de concert en cette «époque de Goethe», le classicisme et le romantisme. Jean Paul semble bien plutôt participer d’une autre durée, plus longue, qui relie l’Europe prérévolutionnaire (érudition optimiste des Lumières et romanesque «sentimental», religiosité piétiste et préciosité «rococo», sensibilité larmoyante et verve humoristique) à des moments et des mouvements bien ultérieurs, qui comprennent aussi bien le roman réaliste que les expériences surréalistes... Mais toutes les étiquettes qu’on a pu coller ainsi sur les nombreuses facettes de son œuvre ne sauraient rendre compte encore ni des multiples tensions qui écartelèrent l’homme, ni du talent foisonnant qui les exprima. Ce cosmopolite de culture et de conviction, assez républicain au demeurant, reste un provincial, voire un villageois bien allemand, sujet tranquille de principautés obscures. Cet amoureux de l’amitié et de l’amour est tout bridé de pudibonderie. Ce chrétien confiant pousse aussi parfois jusqu’à l’athéisme une sorte de théologie négative, bourrelée de doutes et d’angoisse. Cet exalté se fait le chantre des vertus médiocres, ce rêveur est un bourreau de travail, ce lyrique est un éblouissant virtuose de la prose narrative. Sans doute est-ce dans son tempérament d’humoriste que réside la cause de ces contradictions, mais aussi le secret de leur résolution dans des textes qui sont parmi les plus originaux de la littérature allemande.Un génie de la digressionJohann Paul Friedrich Richter (qui signera plus tard Jean Paul, sans doute en mémoire de Jean-Jacques) naît et grandit dans des bourgades du nord-est de la Bavière, en Franconie, où son père, luthérien rigoureux, tient d’humbles emplois de maître d’école, d’organiste, de pasteur. Le romancier commémorera souvent ce cadre et ce milieu, quitte à l’idéaliser, et l’enfant restera terriblement marqué par une éducation réprimant tout désir, et par des enseignements qui ne faisaient guère appel qu’à la mémoire. De là datent aussi bien l’habitude de prendre sur tous les sujets des milliers de notes que le goût de se réfugier dans des mondes rêvés: la musique, la littérature, le rêve lui-même. Friedrich Richter a juste seize ans et vient d’entrer au gymnase de Hof, pour s’y préparer tout normalement à des études de théologie, quand, en 1779, son père meurt. À la pauvreté succède alors la misère, mais aussi bientôt la liberté de s’écarter de la voie tracée vers le pastorat. Aîné de cinq enfants, il bénéficie d’une bourse pour se préparer à cette carrière à Leipzig (1781), mais il s’y dégoûte et s’y détourne vite de la théologie comme de l’université.«Esquisses satiriques», tel est le sous-titre du premier ouvrage, publié anonymement en 1783: Procès groenlandais . Aucun fil narratif ne relie entre elles ces pochades où déjà, néanmoins, se manifeste la verve cocasse et digressive des œuvres ultérieures. Les suivantes ne trouvent pas d’éditeur, et l’étudiant raté qui rentre en Franconie (pour échapper à ses créanciers) à l’automne de 1784 est accablé de surcroît par la mort de deux amis proches et par le suicide d’un frère cadet. Jean Paul élargit sa culture philosophique avec la lecture de Hamann, Herder, Jacobi, Kant, et il touche du doigt la condition misérable des populations rurales. Ce sont toutes ces expériences (mais aussi la vision hallucinatoire que Jean Paul a le 15 novembre 1790 de sa propre mort!) qui se reflètent, inversées pour une part et idéalisées, dans une «espèce d’idylle» intitulée Vie du joyeux petit maître d’école Maria Wuz à Auenthal . Le manuscrit de ce court roman est adressé à Karl Philipp Moritz, inventeur en Allemagne du «roman psychologique», dont la réaction enthousiaste incite l’auteur à lui envoyer bientôt aussi son premier grand roman, La Loge invisible . Ces deux récits sont, par l’entremise de Moritz, publiés ensemble en 1793 et marquent le début de la véritable carrière de Jean Paul. Romans d’«éducation», fondés sur un schéma narratif et idéologique alors en train de devenir classique (Goethe travaille à son Wilhelm Meister , type même du genre, qui paraîtra en 1795-1797), ils montrent d’emblée l’originalité de ce débutant, y compris sous ces aspects problématiques: omniprésence bavarde du narrateur, digressions multiples, sensiblerie mêlée d’humour, et surtout ce que Jean Paul appelle «la magie naturelle de l’imagination».À partir de Hespérus, ou Quarante-cinq Jours de la poste au chien (paru en 1795), le romancier maîtrise tous les moyens très divers qui resteront désormais les siens, et qui vont de la documentation la plus laborieusement minutieuse à la fantaisie la plus imprévisible dans l’exécution. Parmi le public cultivé, ce fouillis plein de hors-d’œuvre, qui se moque du lecteur tout en captant sa bienveillance attendrie, remporte un succès comme on n’en avait pas vu depuis vingt ans: c’est-à-dire depuis le Werther . Mais Goethe est l’un des rares à faire la fine bouche et à juger l’ouvrage extravagant.La Vie de Quintus Fixlein (1796), avec son réalisme accru sans compromettre pour autant la part du rêve, constitue une transition entre Wuz et Siebenkäs (1796-1797). Ces trois romans font parcourir à trois héros analogues, dans des mondes semblablement limités, des chemins qui les mènent d’un bonheur naïf à une crise douloureuse, puis enfin à l’apaisement d’une félicité à la fois plus consciente et plus sentimentale. Mais le chemin est de plus en plus long et tortueux, d’autres mondes s’entrouvrent, et le personnage de Siebenkäs est même doté d’un sosie antagoniste, Leibgeber, moins provincial, plus profond et plus sarcastique. À côté d’une minutie réaliste dans la peinture du milieu, des caractères et de leurs conflits (en particulier conjugaux!), le roman met ainsi en œuvre, avec ce thème du «double» dont se souviendront les romantiques, ou encore avec le motif obsédant de la «mort apparente», des éléments proprement fantastiques. Seule l’alliance jean-paulienne de la sensiblerie et de l’humour pouvait concilier, ou du moins combiner, des aspects aussi divers.Dans les dernières années du siècle, l’auteur de ces romans n’en est pas moins au sommet de sa popularité, en particulier auprès du public traditionnel de ce genre littéraire: les femmes. Il est prisé et quasi courtisé par une Charlotte von Kalb (qui fut l’amie de Schiller et de Hölderlin, et qui le fait venir trois semaines à Weimar en juin 1796), par Julie von Krüdener et par l’écrivain Emilie von Berlepsch, qui lui rendent visite à Hof...Jean Paul quitte enfin cette ville quand sa mère meurt en juillet 1797. Il s’installe d’abord à Leipzig, puis à Weimar, puis à Berlin où, après plusieurs fiançailles avec de jeunes «titanides» – femmes d’esprit, de lettres, et de familles nobles –, il épouse en 1801 Karoline Meyer. «Mon cœur veut le calme du foyer de mes parents, et seul le mariage peut le donner. Il ne veut pas d’héroïne – car je ne suis pas un héros –, mais seulement une fille aimante et attentive; car je connais désormais les épines de ces chardons splendides et flamboyants qu’on appelle des femmes géniales», écrit-il à un ami.Ainsi, à une assez brève période de célébrité, de mondanités et de voyages succédera bientôt (en 1804) l’installation définitive à Bayreuth, et avec elle une existence étriquée, assumée avec une complaisance au moins apparente qui déchaînera les sarcasmes d’un Nietzsche.L’impossible synthèse du rêve et de la réalitéLes premières années du siècle voient naître les trois enfants du jeune couple, et les deux plus grands romans de Jean Paul, les plus riches aussi, tout nourris par l’élaboration intellectuelle et affective d’expériences que l’auteur entend considérer comme désormais révolues. C’est d’abord le volumineux Titan (1800-1803), qui met en scène, critique et veut condamner l’individualisme exacerbé en «titanisme» génial, sous les doubles espèces du viveur cynique Roquairol (qui finit par se donner la mort sur scène) et du véritable héros de «roman d’éducation» qu’est Albano (qui apprend progressivement les vertus de la mesure), mais aussi du personnage féminin de l’exaltée Linda (sans doute inspirée par Charlotte von Kalb). Située dans une Italie de convention qui donne lieu à quelques descriptions somptueuses et justement célèbres, l’intrigue romanesque est d’une complexité qui fait plus que friser la confusion, les caractères sont déchirés par des aspirations contraires, et le récit est surchargé non seulement de péripéties invraisemblables, mais d’une multitude d’épisodes accessoires, d’intermèdes, de hors-d’œuvre en tout genre. Le style en est pathétique, subtil et chatoyant. Mais le public réagit fraîchement, et même un auteur lui-même aussi prolixe que Ludwig Tieck déclarera qu’à tout prendre ce n’était là qu’un roman populaire, «en plus gonflé».L’autre fruit romanesque de la maturité de Jean Paul, ce sont les Flegeljahre (1804-1805), les «années où jeunesse se passe». Ce roman reprend une esquisse figurant dans le premier appendice du Titan , et aussi le motif des «doubles». L’auteur voulait tout d’abord le rédiger à la première personne et l’intituler «histoire de mon jumeau». Les personnages de Walt et de Vult y représentent deux pôles antagonistes, complémentaires et inséparables de la même personnalité, de la même existence. C’est l’œuvre du romancier qui reste la plus accomplie, et la plus célèbre: celle aussi où la confession personnelle est le plus profonde et le plus habilement élaborée. On n’y trouve plus ce que Titan avait à la fois d’ostentatoire et de polémique (contre l’individualisme romantique, mais aussi, du point de vue formel, contre le classicisme); en revanche, on y goûte pleinement cette alliance de tendresse et d’ironie qui, selon l’auteur lui-même, devait réaliser la «synthèse du dualisme poésie/réalité».Dans le même temps où il atteint au sommet de son art, Jean Paul cherche à en dégager les principes et la technique. Non plus seulement en accumulant les notes de travail, ni en les confiant volontiers au lecteur dans le corps même du récit, mais en rédigeant cette fois une véritable poétique du roman, qu’il intitule (manifestant par là aussi la place éminente et centrale qu’il est seul alors à donner à ce genre): École préparatoire d’esthétique (1804). Articulé en quinze «programmes» et trois «conférences», l’ouvrage n’est pourtant pas véritablement systématique. Il s’agit plutôt d’une collection d’essais. Tieck allait trop loin en n’y voyant qu’un «compte rendu d’artisan sur ses travaux, ou plutôt une recette pour écrire des livres à la Jean Paul». À côté de classifications assez arbitraires des divers types de romans, on y trouve des analyses très fines, parfois expressément proches de celles de Schlegel, sur l’ironie et l’humour. Elles éveilleront des échos tout au long du XIXe siècle, et au-delà. On y rencontre aussi parfois des formules qui assignent à l’écriture romanesque une genèse et une fonction telles qu’elles semblent être une anticipation théorique de ce que seront les vingt dernières années du romancier.Ces années de Bayreuth sont en effet marquées par la désillusion et la résignation. Accablé par l’évolution politique de l’Europe, attristé par l’insuccès de ses livres, déçu par sa vie familiale, usé par les publications alimentaires, Jean Paul boit de plus en plus de bière et passe ses journées à travailler dans une auberge de campagne, son chien à ses pieds. Il a le sentiment de ressembler de plus en plus à sa propre caricature ou, parmi les personnages de ses romans, aux «originaux» les plus cocasses. Son caractère et sa santé s’altèrent; il finira aveugle. Son seul succès public est une pédagogie répondant à l’Émile et datant de 1807 (Levana ); son seul roman vraiment réussi est la Vie de Fibel , de 1812, dont la subtilité fantasque et sarcastique nous fait songer à Jorge Luis Borges. Même si certains récits plus brefs sont extrêmement brillants (Schmelzle ..., 1807; Dr. Katzenberger ..., 1809) et certains écrits politiques pleins de verve et de lucidité (Sermon pour la paix , 1808; Crépuscules pour l’Allemagne , 1809), l’œuvre comme la vie semblent piétiner et décliner. Jean Paul hésite entre une véritable biographie et un «Anti-Titan » qui en serait la transposition, sous le titre La Comète : les deux verront le jour, mais tous deux inachevés. L’embellie de 1817-1818 est sans lendemain. On peut dire que l’original de Bayreuth bricole: à des articles, d’ailleurs fort suggestifs, sur la grammaire; à des compléments à sa poétique; enfin, à un traité «sur l’immortalité de l’âme», intitulé Sélina (1826).Lorsque Jean Paul meurt à soixante-deux ans, le 14 novembre 1825, disparaît un homme du XVIIIe siècle; mais son réalisme poétique fera école au XIXe, et son écriture ludique et convulsive au XXe.
Encyclopédie Universelle. 2012.